Sortir de sa zone de confort

Et se méfier des vidéos de chats

Publié le mardi 21 novembre 2023

Une amie m'a partagé il y a quelque temps un post LinkedIn inspirant. Le but du partage n'était pas de m'inspirer, mais de m'énerver.

Ouais, j'ai des amis cool n'est-ce pas ?

Bon, je m'explique. Les gens autour de moi savent que j'aime les choses précises, et que le bullshit LinkedIn-ien est un des trucs qui m'énerve au plus haut point. Et donc mes amis aiment bien me partager ce genre de post pour me trigger (on a les amis qu'on mérite).

Bref, cette fois ça a fait un peu plus que juste lancer une discussion, parce qu’outre l'aspect creux habituel des post inspirants, qui sont tellement vagues et interprétables que tout le monde est toujours d'accord avec, celui-ci me semblait dangereux pour le conseil qu'il donne.

C'est quoi ce post ?

Le post en question vient d'un "coach / conférencier / formateur / auteur", et il parle de la zone de confort.

Il attire notre attention avec une vidéo inspirante d'un poisson dans un bassin d'eau sur une plage, proche des vagues, qui décide avec courage et audace de faire le grand saut, et de passer de son petit bassin à la mer, où il pourra "débloquer son potentiel illimité et ouvrir la porte à des possibilités sans fin". Tout un programme donc.

Le contenu de son post, lui, est simple. En s'appuyant sur ce vaillant petit poisson, il nous explique "La puissance de sortir de sa zone de confort" (pour un meilleur effet, prononcer avec la voix grave d'une bande-annonce de film d'action américain).

Son message est que l'univers nous offre des possibilités infinies, et que si on ne se met pas dans des situations inconfortables, on ne progressera jamais.

Il donne ensuite une série de conseils flous (on en reparle plus bas), et termine par ce qui m'a fait bondir : "Et vous, comment normalisez-vous l’inconfort au quotidien?"

Bon, c'est ni le premier, ni le dernier à dire ce genre de chose sur LinkedIn, et je le comprends, parce que c'est inspirant, et ça le fait aussi passer pour quelqu'un de fabuleux, et donc ça génère plein d'engagements, et on aime ça l'engagement sur les réseaux.

Et sinon, on en sort de cette zone de confort ou pas ?

Alors pourquoi ça me fait bondir d'entendre qu'il faudrait "normaliser l'inconfort" ?

Trèèès gros !

Parce que les gens qui prônent ce genre d'idée baignent dans le développement personnel, et veulent à tout prix pousser tout le monde "à devenir la meilleure version de soi-même", et donc pour atteindre cette superbe version de soi-même il faudrait passer constamment par l'inconfort.

Déjà, je trouve ça drôle de prôner cette atteinte de la meilleure version de soi-même. On va tous en général faire à peu près de notre mieux pour être une personne bien. Perso je connais personne qui m'a dit s'être levé un matin en se disant: "Tiens, aujourd'hui j'ai très envie de régresser, et je vais être un connard, encore plus qu'hier". Non, ça n'arrive pas.

Ensuite, c'est quoi "la meilleure version de soi-même" ? Ben c'est pas clair, et on en reparle dans le paragraphe suivant, parce que ça rentre dans la même catégorie que les conseils vagues.

Bref, "normaliser l'inconfort" c'est demander aux gens de se mettre volontairement dans des situations stressantes, mais c'est aussi leur expliquer que s'ils se retrouvent dans une situation compliquée, ben c'est une occasion pour EUX de grandir.

Bingo !

On vient de tomber dans le discours culpabilisant habituel du développement personnel, où au final c'est toujours l'individu qui est responsable de tout. Si t'es dans une situation inconfortable, soit t'es quelqu'un de bien, et tu t'en sors tout seul en devenant une meilleure personne, soit t'es un peu nul en fait.

Proposer de normaliser l'inconfort, quand on parle du monde du management, c'est aussi donner une magnifique porte de sortie à tous les patrons foireux : "Moi je suis un vrai leader, si tu es dans la merde, je t'encourage à en sortir par toi même, ça te rendra meilleur, même si c'est à cause de moi que tu es dedans".

Ce qui est absolument passionnant avec cette histoire, c'est que la zone de confort a été définie à l’origine comme "Un état psychologique familier dans lequel on se sent confortable et en contrôle de son environnement, lors duquel on a un niveau de stress et d'anxiété bas". À noter tout de même que l'aspect scientifique de cette notion est tout à fait discutable, car ce modèle n'a pas été vérifié par des études sérieuses (de ce que j'ai pu trouver dans mes recherches en tout cas).

Donc en fait, la notion même de zone de confort a été créée à la base pour aider à mettre en place des bonnes méthodes d'encadrement : si on se sent bien, en contrôle et avec peu de stress ou d’anxiété, on est dans un état idéal pour être productif / créatif / curieux.

Le stress, l’insécurité et le manque de contrôle ont clairement été identifiés comme faisant partie des principaux facteurs de risques psychosociaux. C'est-à-dire que ce sont des éléments, qui, lorsque présents pour une personne, vont causer un mal-être psychologique. Chacun réagit différemment, et de manière plus ou moins intense selon le contexte et l'individu, mais c'est toujours une combinaison négative.

Pousser les gens à "normaliser l'inconfort", c'est les inciter à augmenter ces facteurs dans leur vie. En plus d'être contre-productif, c'est dangereux pour la santé mentale des gens.

Donc, si tu veux être "un grand leader" comme les "coach / conférencier / formateur / auteur" le disent, ou simplement un bon manager (tu sais, c'est bien aussi), ben oui, encourage les gens à essayer de nouvelles choses, mais surtout, aide les à identifier les facteurs de stress et d’inconfort, et travaille avec eux pour les réduire au minimum, au lieu de juste les jeter dans la gueule du loup et les culpabiliser s'ils ne s'en sortent pas.

Une bonne idée aussi, c'est de ne pas écouter les conseils douteux de gens qui n'ont jamais managé de leur vie et qui essaient de t'inspirer avec des animaux mignons. Tu peux plutôt regarder du côté des professionnels du sujet, des gens qui ont une réelle expérience du terrain, ou des gens qui donnent, a minima, des conseils précis.

Sur le sujet en question, une des meilleures ressources que je connaisse c'est le podcast Panser l'entreprise. C'est simple, bien expliqué, et surtout c'est travaillé, recherché et on te donne des conseils clairs et précis. (Alors oui, je connais bien Camille, la créatrice du podcast, mais c’est pas que pour ça que j’en parle ici, mais bien pour la qualité et le sérieux du travail). Je conseille aussi la lecture de ce papier au sujet de la mauvaise utilisation du concept de zone de confort et des impacts de la dissonance cognitive créée dans ce type de situation.

Sortir de ta zone de confort n'est pas une mesure de succès, contrairement aux messages des "coach / conférencier / formateur / auteur". Arriver à progresser dans les meilleures conditions possible par contre, c'est déjà beaucoup plus intéressant, et ça ouvre la porte à une progression plus rapide.

Des conseils vagues

Alors, pourquoi je disais que les conseils vagues sont un classique sur ce genre de posts, et pourquoi cette idée de "meilleure version de soi-même" me hérisse les poils ?

Simplement parce que ça permet un effet Barnum. C'est-à-dire que c'est tellement flou que chacun aura sa propre interprétation de la chose, et que donc tout le monde sera d'accord avec.

Ça se voit en général assez facilement en regardant les commentaires qui se résument souvent par "Ouais c'est trop vrai et trop inspirant emoji-coeur emoji-etoile emoji-licorne emoji-arc-en-ciel" (ou toute autre variation d'emojis). Ça ressemble plus à des commentaires de posts Facebook de préado que de commentaires constructifs sur un réseau social professionnel, ou c'est peut-être juste moi qui suis blasé, qui sait !

Ce qui est absolument génial avec ça aussi, c'est que ça déresponsabilise totalement l'auteur du conseil.

Comment ? Très simple ! Avec ce bon vieux levier de culpabilisation du monde merveilleux et bienveillant du développement personnel.

Tu as appliqué le conseil, et ça s'est mal passé ? Ben c'est que tu as mal compris mon conseil, moi j'y peux rien.

Un truc à ne jamais oublier, ces "coach / conférencier / formateur / auteur" sont des professionnels de la communication, en tout cas, c'est ce qu'ils prétendent puisque leur métier c'est de parler, d'écrire, de former. Comment expliquer dans ce cas là qu'ils ne soient pas capables de partager un conseil clair, actionnable, mesurable et non interprétable ? Je ne fais que poser la question.

En présence de conseils flous : soit la personne n'est pas précise, car elle ne sait pas l'être, auquel cas méfiance, car un formateur pas clair est un mauvais formateur, soit c'est volontaire, et c'est signe qu'il y a anguille sous roche (les métaphores d'animaux c'est bien, et c'est dans le thème en plus).

Le problème avec les vidéos d'animaux

Les vidéos d'animaux c'est très bien pour attirer notre attention, et désolé, mais si tu viens de LinkedIn, c'est peut-être grâce à la photo de chat trop mignon que j'ai utilisé comme illustration (la preuve que ça marche !)

Alors c'est bien beau de nous amadouer, et attirer notre attention, mais ça sert aussi à nous faire baisser notre garde. Une illustration ou un contenu qui génère une émotion forte chez le lecteur va avoir tendance à faire baisser sa capacité critique lors de l’exposition à du contenu par la suite.

Allez, je remets un chaton pour te féliciter d'avoir lu jusque là

Les chatons mignons, ou les poissons courageux sont donc une superbe méthode pour éteindre notre esprit critique et nous faire avaler plus facilement la suite. Méfiance donc quand tu vois un truc mignon avant de lire le contenu. (Ça fonctionne aussi avec ce qui nous enrage, il suffit de regarder les articles de désinformation, la rage et la colère sont encore plus efficaces).

Il faut pas oublier aussi que nous, pauvres humains faibles que nous sommes, avons tendance à faire de l'anthropomorphisme. C'est-à-dire attribuer des qualités, des réactions et des comportements humains à des animaux ou des objets.

Sauf que voilà, en général ça nous amène à croire des choses un peu bêtes, j'en ai parlé dans mon article précédent avec ces fameux loups, si inspirants pour être un bon leader (j'ai appris entre temps que si un loup devient faible / vieux / malade dans une meute, il est simplement exclu de la meute et ce qui en général causera sa mort, quel beau modèle d'inclusion et de leadership hein ?).

Un autre exemple triste est celui de cette vidéo, qui montre soi-disant un corbeau qui essaie de sauver un hérisson en l'aidant à traverser une route. Bon, déjà ça n'est pas un corbeau, mais passons, on n'est pas tous oiseau-logue (je sais, on dit "ornithologue", mais je préfère oiseau-logue). Le truc c'est surtout en fait que l'oiseau en question est en train de prendre l'apéro : il n'aide pas le hérisson, mais essaie de le manger.

Bref, les jolies métaphores, faut se méfier.

Disclaimer

Je parle ici d'un post en particulier, mais, je l'espère, tu auras bien compris que je dénonce ici la tendance générale à la pseudo bienveillance via des posts inspirants qui donnent des conseils dangereux pour autrui dans l'unique objectif de faire grandir sa base de clients potentiels, pour par la suite partager encore plus de conseils douteux.

Je ne donne ni le lien du post original, ni le nom de la personne qui l'a rédigé parce qu'on s'en fout. Ce qui est important pour moi, ce n'est pas de pointer un individu en particulier, mais bien une démarche, un discours.

Alors, par pitié, si tu reconnais la personne dont il est question ici (ou pense la reconnaître, parce qu'on se le dise, ils sont légions), ne va pas lui écrire pour ça. Si chaque personne qui lit mes articles se met à envoyer des messages à des gens, ça crée du harcèlement en ligne, et c'est tout sauf constructif.

La meilleure chose à faire, c'est simplement de te méfier des posts trop inspirants, et de partager mon article (oui, partage, like, abonne-toi, clique sur la cloche, et aide-moi, moi aussi à devenir "coach / conférencier / formateur / auteur"), pour permettre à d'autres d'être en mesure d'avoir la méfiance nécessaire face à ce genre de posts.

En attendant le prochain article (j’espère arriver à en faire plus souvent qu’une fois tous les deux ans, mais je promets rien), je t’invite aussi à regarder cette enquête sur un "coach / conférencier / formateur / auteur" qui est aussi diplômé en neuro-tout-ce-que-tu-veux. Lui par contre il s'est visiblement pris un peu les pieds dans le tapis, et l’enquête montre quelques clés intéressantes qui peuvent aider à identifier d'éventuels escrocs du milieu.